Situé dans l’océan Pacifique sud-oriental – l’une des cinq aires marines les plus productives de la planète –, le Chili possède 4200 km de côtes exposées et 30000 km de côtes protégées, constituées d’archipels et des fjords de Patagonie, contigus aux zones subantarctiques. À cela viennent s’ajouter 3,6 millions de km² de mer territoriale et de zone économique exclusive ; superficie équivalant à cinq fois le territoire continental sud-américain.
Il existe 455 communautés de pêche artisanale, réparties dans les diverses zones côtières, où habitent et travaillent approximativement 320000 personnes, qui dépendent directement des activités de pêche extractive, de la récolte et de la culture de mollusques, de crustacés et d’algues. Parmi ces personnes, 91632 (77% d’hommes et 23% de femmes) sont officiellement enregistrés comme pêcheurs à petite échelle, dont la production annuelle totale est de 1,5 million de tonnes. Dans le secteur industriel, opèrent 175 navires, dont la production de pêche atteint environ le million de tonnes annuellement. On compte 56000 travailleurs industriels, dont 32000 travaillent dans les usines de transformation et 5000 dans les navires de pêche.
Huitième pays de pêche au niveau mondial, avec le débarquement de 3,8 millions de tonnes par an, le Chili est aussi, après le Pérou, le deuxième producteur mondial de farine de poisson, le cinquième pays importateur d’algues pour la consommation humaine, le premier producteur de truites et, enfin, après la Norvège, le deuxième producteur de saumon d’aquaculture industrielle. Les débarquements totaux de poissons proviennent de la pêche industrielle (1,2 million de tonnes), de la pêche artisanale (1,5 million de tonnes) et des cultures aquatiques (827000 tonnes).
L’aquaculture industrielle de saumon représente la deuxième source de revenus d’exportations, après le cuivre. En 2014, les fermes aquacoles atteignaient une production de 850000 tonnes, pour une valeur de 4,4 millions de dollars. Les saumons et les truites représentent 93% de la valeur des exportations du secteur aquacole. Cela met en évidence le peu de diversité, ainsi que la demande fluctuante internationale de ce secteur, qui destine 98% de sa production à l’exportation ; principalement aux États-Unis (33%), au Japon (22%) et au Brésil (13%).
Il est important de signaler que l’industrie de l’aquaculture intensive de saumons se fonde sur des espèces carnivores, introduites depuis l’hémisphère Nord : saumon de l’Altantique (Salmo Salar), saumon coho (Oncorhynchus kisutch) et truites arc-en-ciel (O. mykiss). Ironie du néolibéralisme ; le Chili, situé dans l’océan Pacifique sud-oriental, est le deuxième plus grand producteur de saumon de l’Atlantique !
LES PILIERS D’UNE ÉCONOMIE « EXTRACTIVISTE »
En 2014, le total des exportations de la pêche extractive et des cultures marines s’élevait à 6,2 millions de dollars. Suite à la chute des prix internationaux du saumon de culture, la valeur des exportations a diminué de 17,2% (5,1 millions de dollars) l’année suivante, soulignant ainsi la haute dépendance du secteur face aux marchés mondiaux.
La pêche industrielle et artisanale chilienne réalise des activités extractives en rapport avec 146 espèces marines. Six espèces concentrent à elles seules 95% du volume des débarquements de la flotte industrielle. De plus, 65% des prises industrielles de poissons sont destinés à la fabrication de farine de poisson, à partir des pêcheries d’anchois (Engraulis ringens), de sardines espagnoles (Sardinps sagax), de sardines communes (Strangonera bentincki), du chinchard (Trachurus murphyi), du merlu commun (Macrorunus magellanicus) et du maquereau (Scomber japonicus).
La pêche artisanale, de son côté, possède une flotte de 12105 navires, qui vont des bateaux à aviron, aux bateaux semi-industriels jusqu’à 18 m de long, en passant par les embarcations à moteur et les hors-bords d’une longueur inférieure à 12 m. Elle mène en outre des activités de plongée et de collectes côtières d’algues, de mollusques et de crustacés. Du point de vue extractif, les pêcheurs artisans réalisent des activités en rapport avec une grande diversité d’espèces ; entre autres, les fruits de mer et les algues, dont la production annuelle atteint presque 600000 tonnes, pour les premiers, et plus de 450000 tonnes, pour les seconds.
Historiquement, la pêche artisanale consacrait 90% de sa production à la consommation interne. À partir du processus de privatisation de la pêche, engagé en 2002, le secteur s’est recentré progressivement sur l’exportation et sur l’approvisionnement d’installations industrielles de transformation de poissons (congelés, frais, fumés et en conserves). Ainsi, les armateurs artisans, propriétaires de bateaux semi-industriels, se sont accaparé d’importants volumes de pêche pélagique, destinés aux installations transformatrices de farine de poisson.
LE LABORATOIRE DU NÉOLIBÉRALISME SAUVAGE
Le Chili a constitué, ces quarante dernières années, le « laboratoire » des politiques néolibérales (Klein, 2008). Cinquième économie du continent – une économie basée sur l’exportation des ressources naturelles (83% des exportations), avec peu de valeur ajoutée –, le pays affiche une productivité élevée dans les domaines du travail des mines, de la production forestière/cellulosique, de la pêche, de l’aquaculture, ainsi que de l’agriculture intensive. C’est là le résultat de la mise en œuvre d’un modèle extractiviste rentier, aligné sur des politiques orthodoxes de libre marché.
Cette stratégie, conçue par Milton Friedman et les économistes de l’Université de Chicago, a été imposée à feu et à sang, à partir de 1980, par le biais de la dictature civilo-militaire, qui a dirigé le pays de 1973 à 1990. Les gouvernements civils postérieurs ont approfondi et perfectionné le modèle antidémocratique néolibéral. Celui-ci a eu des effets dévastateurs sur l’environnement, sur la santé et sur la société, entraînant une concentration et une transnationalisation de l’économie chilienne, qui ont été de pair avec une segmentation et une exclusion sociale croissantes.
LA CORRUPTION COMME MOTEUR DE LA PRIVATISATION
La pêche fut, quatre décennies durant, le secteur de l’économie chilienne que ni la dictature militaire ni les gouvernements civils successifs n’ont pu privatiser, en raison de l’opposition inflexible et unitaire manifestée, de 1985 à 2012, par les pêcheurs artisans, les communautés côtières, les peuples autochtones et les organisations citoyennes. Après une série de tentatives – de la dictature, d’abord, des gouvernements élus, ensuite – manquées de privatisation, le gouvernement du démocrate-chrétien Eduardo Frei, a réussi à diviser, en 1988, la Confédération nationale des pêcheurs artisans du Chili (Conapach), en créant une organisation parallèle : la Confédération des fédérations de pêcheurs (Confepach). Cette dernière a appuyé les gouvernements en place et leurs politiques de libre marché.
Ce changement de donne a permis, par la suite, que le gouvernement social-démocrate de Ricardo Lagos puisse imposer, en 2002, avec le soutien de la Confepach, et en opposition frontale avec la Conapach, un système de privatisation partielle et temporaire (10 ans) des pêcheries chiliennes. Pour ce faire, un système d’administration, basé sur des quotas individuels de pêche non transférables a été mis en place, appelé « Limite maximale de capture par armateur » (LMCA).
Avant que le LMCA n’arrive à échéance, le 31 décembre 2012, les organisations politiques et entrepreneuriales, avec l’appui du système financier et des directions des confédérations de la pêche artisanale, ont établi, en 2011, un accord politique opaque afin de soutenir, au parlement, la privatisation des pêches chiliennes. Cet objectif s’est imposé par le biais d’un processus parlementaire « express », effectué entre juin et novembre 2012, entaché de corruption. L’aboutissement fut la promulgation de la loi 20.657 sur la pêche et l’aquaculture, entrée en vigueur en février 2013.
Cette loi a livré, gratuitement et à perpétuité, la propriété, ainsi que les droits d’accès et d’utilisation de la pêche nationale à sept clans entrepreneuriaux et trois transnationales (Nissui, Pescanova et Grandi HF). De la sorte, l’État chilien a récompensé les responsables directs de la situation de surexploitation et d’effondrement, qui affecte actuellement 72% de la pêche nationale, en leur permettant, en retour, d’exercer un monopole sur les rentes annuelles de 740 millions de dollars, générées par la pêche chilienne.
LE FAR WEST DE LA PÊCHE CHILIENNE
Actuellement, quatre clans de pêche industrielle contrôlent 80% des quotas de chinchard, base de la production industrielle de farine et d’huile de poisson. Des vingt-et-une pêcheries chiliennes, dix-huit se trouvent sous le contrôle de huit méga-entreprises à capitaux chiliens et de deux transnationales. En matière de quotas, elles contrôlent 98% des anchois (Engraulis ringens), 76% des sardines espagnoles (Sardinps sagax), 72% des sardines communes (Strangonera bentincki), 30% des merlus communs (Merluccius gayi gayi), 99% des merlus à trois nageoires (Macromesistus australis), 75% de congres dorés (Gemypterus blacodes), et enfin, 85% des merlus australs (Merluccius australis).
Plusieurs de ces clans industriels liés à la production de farine de poisson, sont aussi propriétaires d’entreprises productrices et exportatrices de saumon d’aquaculture. Cette industrie de monoculture aquatique, principalement orientée vers l’exportation, est aux mains de cinq grandes sociétés – dirigées par les transnationales Marine Harvest (norvégienne), Mitsubishi et Nissui (japonaises) –, qui contrôlent 50% de la production et des concessions côtières pour la production de saumons et de truites, ainsi que 57% des recettes économiques du secteur.
Les « cartels » de pêcheurs de saumons contrôlent la production, la commercialisation et l’exportation de la pêche du pays. Grâce aux gains extraordinaires générés annuellement, ils financent – légalement et illégalement – les partis politiques, les parlementaires, les autorités régionales, les responsables syndicaux, les juges et les moyens de communication. Cela fait de l’industrie de la pêche et de l’agriculture un symbole de l’abus et de la corruption politico-bureaucratico-entrepreneuriale au Chili. Dans le même temps, cette industrie s’est transformée en un véritable adversaire de la lutte pour la démocratisation du pays, que mènent les mouvements sociaux, les organisations citoyennes et les peuples autochtones.
LES BASES CONCEPTUELLES DU MODÈLE
Les privatisations autoritaires de l’eau (1981), de la zone côtière (2010) et des pêcheries (2013) sont basées sur la mise en œuvre d’une conception stratégique, promue par les organisations financières internationales et les organismes multilatéraux. L’objectif, soutenu par le système financier et les bourses de commerce, est d’imposer politiquement le modèle néolibéral et extractiviste, non seulement à l’encontre de la résistance croissante des communautés côtières locales, des pêcheurs artisans, des mouvements sociaux et des peuples indigènes, mais aussi comme exemple à suivre pour les pays périphériques ; plus particulièrement dans le secteur de la pêche à petite échelle, en Amérique latine et aux Caraïbes.
Ce modèle orthodoxe se caractérise par :
l’élimination du contrôle total, exclusif et imprescriptible de l’État sur les ressources aquatique existantes, dans sa juridiction, ainsi que son rôle comme unique allocateur des droits de propriété, d’accès et d’utilisation des pêcheries nationales ;
le transfert exclusif au marché de la capacité d’attribuer la propriété et les droits d’accès et d’utilisation des écosystèmes, de la biodiversité et des ressources aquatiques nationales ;
la libéralisation économique globale des secteurs de la pêcherie et de l’aquaculture pour attirer et faciliter les investissements internationaux sur les territoires maritimes côtiers, les eaux continentales et les ressources naturelles, en les orientant prioritairement vers les nécessités du marché international ;
la transformation de la biodiversité, des écosystèmes côtiers et des ressources aquatiques en capital financier, entièrement négociable, pouvant de la sorte faire l’objet de la spéculation boursière ;
l’assurance de pouvoir négocier entièrement les licences, quotas individuels de pêche, et concessions d’aquaculture, qui peuvent, en conséquence, être achetés, vendus, loués, fractionnés, hypothéqués, et dont on peut même hériter les titres. Le but est de faciliter la concentration économique et la transnationalisation du secteur de la pêche et de l’aquaculture national ;
la garantie, au sein des législations nationales comme dans les traités de libre commerce, de la sécurité juridique la plus solide quant aux droits de propriété dans le secteur de la pêche et des concessions aquicoles. Il s’agit de les protéger contre toute tentative de récupération ou d’expropriation par l’État ou la société civile, en prévoyant, dans ce cas, de poursuivre l’État devant les tribunaux internationaux, en exigeant des compensations, pouvant s’élever à plusieurs millions de dollars ;
l’élimination progressive de la catégorie du pêcheur artisanal, en tant que producteur indépendant, en le transformant en « travailleur temporaire » – ne travaillant que quelques mois par an –, ou en main-d’œuvre à bas coût, dépendant des nécessités de l’industrie de la pêche et de l’aquaculture, des opérateurs de tourisme, ainsi que des réseaux de supermarchés nationaux et internationaux. De même, il s’agit d’en finir avec les formes traditionnelles de distribution des recettes (sociétés à parts), qui reconnaissent les droits collectifs et ancestraux ;
la maîtrise des groupes politico-entrepreneuriaux et transnationaux sur l’alimentation, l’eau et les territoires des populations locales, régionales et des sociétés nationales.
La mise en œuvre de ces objectifs stratégiques du modèle néolibéral s’inscrit paradoxalement en faux contre les Directrices volontaires de la FAO, émises en juin 2014, afin d’assurer la viabilité de la pêche à petite échelle dans le contexte de la sécurité alimentaire et de l’éradication de la pauvreté (FAO, 2014).
LES ORGANISATIONS DE LA PÊCHE ARTISANALE ET LA PRIVATISATION DES PÊCHERIES
Le processus de réorganisation autoritaire de la pêche chilienne, mis en œuvre à travers les privatisations, n’aurait pas été possible sans l’appui des directions des confédérations nationales de la pêche artisanale. Au milieu de l’année 2011, avant que ne s’amorce, au parlement, les discussions liées à la création d’une nouvelle loi sur la pêche et l’aquaculture, le gouvernement conservateur de Sebastian Piñera (2010-2014) et la Société nationale de pêche (Sonapesca) – organisation regroupant les familles et les transnationales propriétaires des grandes entreprises de pêche industrielle –, ont mis en place une « table de négociation de la pêche » sui generis, avec la Conapach et la Confepach.
Suite à cette négociation conflictuelle, qui s’est tenue en-dehors de tout contrôle public, les dirigeants du patronat industriel et de la pêche artisanale, se sont accordés, en septembre 2011, pour apporter leur soutien au projet de loi qui entendait privatiser la pêche chilienne. En contrepartie, les « armateurs » de pêche artisanale, ont reçu divers pourcentages de quotas de pêche – évalués à 34 millions de dollars –, cédés par le secteur industriel.
Cet accord controversé pour se répartir les poissons de la mer chilienne constitue un délit. En effet, les dirigeants de la pêcherie industrielle et artisanale se sont entendus, avec l’aval de l’État, pour transférer les ressources de la pêcherie qui, à cette date (2011), faisaient partie des biens publics, propriété de la société chilienne. L’accord a en tout cas marqué une nouvelle rupture au sein de la Conapach, entraînant la démission de dirigeants et d’organisations de base. Les dissidents ont formé, en juin 2013, une troisième organisation nationale : le Conseil national de défense du patrimoine de la pêche artisanale (Condepp). Cette organisation, qui représente 30000 pêcheurs, demande l’annulation de la loi 20.657.
Les enquêtes journalistiques ultérieures ainsi que les investigations du Ministère public, ont démontré l’existence du financement illégal des dirigeants de la pêche artisanale, afin qu’ils mènent un « lobby » lors de la discussion parlementaire. En outre, d’autres irrégularités se sont produites, telles que la participation de parlementaires, qui étaient actionnaires ou qui avaient de la famille impliquée dans les entreprises de pêche, et celle de gérants et de lobbyistes de l’industrie dans les commissions parlementaires, déguisés en « assesseurs » des députés et sénateurs.
PRINCIPAUX IMPACTS DE LA PRIVATISATION
Violation de la constitution
La loi 20.657 est la législation la plus controversée et celle qui souffre le plus d’un déficit de légitimité depuis la fin de la dictature. Elle est devenue le symbole des abus mêlant les sphères politiques et patronales, ainsi que de la violation du principe constitutionnel de liberté économique et de non-discrimination arbitraire. Or, c’est l’État lui-même qui a violé ce principe, en livrant le monopole des droits de propriété aux clans de la pêche, étroitement liés (par des liens familiaux, politiques et financiers) avec la caste gouvernante. La famille Angelini, principale productrice de farine de poisson et de cellulose, contrôlant la distribution de carburant, ainsi que 51% des quotas de la pêche au Chili, constitue un exemple de cet état de fait.
Imposition d’une pêcherie rentable et spéculative
Il y a, au cœur de cette loi, la mise en place du système de licences et de quotas individuels de pêche intégralement négociable, accordés pour vingt ans, mais renouvelables de manière successive et automatique. Tant les licences et les quotas que les concessions, ont été remis de manière exclusive, gratuite et à perpétuité à un petit groupe de sociétés industrielles, à qui l’on a ainsi reconnu des « droits historiques » sur les pêcheries chiliennes. Par ailleurs, cette loi établit des mécanismes restreints d’appels d’offre quant aux quotas de capture de certaines pêcheries industrielles.
Cette libéralisation des licences et quotas individuels de pêche permet au modèle néolibéral d’avancer vers la phase de « pêcheries spéculatives », qui opère la séparation entre l’existence physique des ressources aquatiques et leur présence sur les marchés, les systèmes financiers et les bourses de commerce, nationales et internationales, où elles font l’objet de négociations et de spéculations. Cette rationalité néolibérale aura des implications destructrices pour la conservation et l’administration futures des ressources marines du pays. Pour l’heure, elle a permis la création d’un secteur d’armateurs de la pêche artisanale à caractère « rentiers », qui vendent ou louent leurs quotas de pêche annuelle à d’autres armateurs, aux pêcheries industrielles et/ou aux usines de transformation.
De plus, les sociétés de pêche artisanale, les usines de transformation et les chaînes de supermarchés, se sont transformées en financeurs informels de la pêche artisanale, hors du système de surveillance gouvernemental. Pour s’assurer le contrôle de la dette, ces entrepreneurs imposent des conditions usuraires aux pêcheurs artisans, de façon à s’assurer l’exclusivité de l’approvisionnement des poissons, des crustacés et des mollusques. Ils déterminent ainsi tant le prix des facteurs de production, qu’ils pourvoient (carburant, nourriture, salaires, etc.), que la valeur des captures artisanales. Si l’armateur artisanal n’arrive plus à rembourser sa dette, les entreprises gardent ses licences et quotas de pêche.
Il s’agit là d’un autre mécanisme qui permet la concentration progressive des quotas aux mains des entreprises et des banques. À l’avenir, dans le contexte de crise de la pêche et de l’accaparement des océans, les banques et les actionnaires des grandes entreprises auront toujours plus de pouvoir pour négocier et spéculer sur les licences, quotas de pêche ou concessions d’aquaculture, alors qu’il y aura de moins en moins de poissons dans les mers.
Effondrement et surexploitation des pêcheries chiliennes
Depuis les négociations et les amendements ultérieurs à la loi 20.657, les pêcheries chiliennes qui se trouvaient dans les catégories d’effondrement et de surexploitation, ont augmenté de 48% (2012) à 72% (2015). Cela signifie que dix-huit des vingt-et-une principales pêcheries commerciales, se trouvent dans une situation critique et sujettes à une forte pression extractive. Parmi celles-ci, se démarquent, entre autres, les pêcheries du chinchard, du merlu commun, du merlu austral, du merlu à trois nageoires, de la sardine, de l’anchois, de la raie (Zearaja chilensis), du congre doré (Genypterus blacodes), du cabillaud des profondeurs (Dissostichus eleginoides), de l’hoplostète orange (oplostethus atlanticus) et du béryx (Beryx splendens) (Gouvernement du Chili, 2015).
La crise du modèle extractiviste chilien a été mise en évidence par le fait que les débarquements de pêche de 2015 représentent 47% des captures faites au milieu des années 1990. Après le pic de 8 millions de tonnes débarquées en 1994, les captures n’ont cessé de diminuer de manière constante, avoisinant la moyenne des volumes des années 1980 (3 millions de tonnes par an). Les cas les plus emblématiques sont ceux du chinchard, dont les débarquements officiels ont diminué de 4 millions de tonnes (1994) à 250000 tonnes (2015), et celui du merlu commun, poisson le plus consommé au Chili, qui a perdu 70% de sa biomasse du fait de la surexploitation. Dans le même temps, au cours de ces quinze dernières années, le nombre de travailleurs qui dépendent de l’exploitation du merlu commun, est passé de 14000 à 3000 (Odepa, 2014).
Augmentation de la pêche illégale et de la pêche non sélective
La privatisation n’a pas seulement exclu du droit d’accès aux pêcheries les peuples autochtones et 90% des véritables pêcheurs artisans, elle a aussi, en raison du manque de contrôle gouvernemental sur les opérations de la flotte et des usines de transformation industrielles, fait augmenter drastiquement les volumes de pêche illégale ces dernières années. Des sources de l’industrie estiment ainsi que les volumes de pêche illégale, non signalées et non réglementées, dépassent de 300% les quotas de pêche officiels, générant des gains annuels de 30 millions de dollars (Asipes, 2016).
Pour sa part, le « cartel » des entreprises productrices de farine de poisson a mis en place un marché noir où les transactions se comptent en millions. Il s’approvisionne illégalement de matières premières sans être sanctionné par l’État, du fait qu’il n’existe pas de définition du concept de « pêche illégale » dans la législation chilienne. En conséquence, la majorité de cas illicites ne subissent aucune sanction exemplaire, sauf lorsqu’ils impliquent des petits pêcheurs et des « détaillants ». Cela démontre que la loi de la pêche et de l’aquaculture est non seulement illégitime, mais aussi inefficace, puisqu’elle n’est respectée par aucun des secteurs extractivistes qu’elle est censée réguler.
De plus, cette loi a contribué à augmenter les opérations destructrices de pêche au chalut – pratique qui, pour cette raison, a été interdite au Venezuela et en Équateur –, en permettant que la flotte industrielle de chaluts, ainsi que celle de thoniers senneurs, puissent « pénétrer » légalement dans les cinq miles côtiers où la pêche artisanale se réalise et dont la biodiversité doit être protégée. La pêche au chalut des crustacés démersaux – écrevisses sud-américaines (Heterocarpus reedi) et des langoustines jaunes (Cervimunida johni), provoque un dommage important pour la population de merlu commun, en produisant des milliers de tonnes de rejet – et ce y compris dix-sept autres espèces, accidentellement capturées –, déversés en mer.
Une loi raciste et excluante qui viole les accords internationaux
Le gouvernement chilien a systématiquement refusé, entre 2011 et 2012, d’organiser la consultation obligatoire, préalable et informée des peuples autochtones, affectés par la loi 20.657 – qui les dépossède de leurs droits de propriété, d’accès et d’utilisation des ressources de la pêche –, comme le stipule la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT), ratifiée par l’État chilien en 2010. Les Mapuches (communautés Lafkenches et Huilliches), les Rapa Nui (qui vivent sur les Îles de Pâques) et les Kawesqar (de Patagonie), qui, de manière ancestrale, utilisent les ressources naturelles des fleuves, des lacs et des aires marines et côtières, ont été juridiquement « invisibilisés » par cette loi.
Paradoxalement l’État chilien a reconnu des « droits historiques » aux entreprises de pêche industrielle, qui opèrent depuis trente à cinquante ans dans ses eaux juridictionnelles, mais s’est refusé à reconnaître les mêmes droits aux peuples autochtones, qui occupent depuis 10000 ans les côtes de l’océan Pacifique sud-oriental. Furent également exclus des droits d’accès et d’usage des ressources de pêche, les pêcheurs artisans. Ce secteur représente 90% des pêcheurs à petite échelle. Pour vivre, ils ne peuvent compter que sur leur force de travail (indépendante ou salariée) ; ce qui les différencie des propriétaires des embarcations, connus comme « armateurs artisans », qui sont les seuls, sous la nouvelle loi, à avoir droit aux licences et aux quotas individuels de pêche. Ils possèdent des embarcations semi-industrielles d’une longueur de douze à dix-huit mètres, et d’une capacité pouvant aller jusqu’à cinquante tonnes de tonnage brut (TRG), ayant mécanisé leur processus de capture grâce à l’utilisation de technologies satellitaires et de sonars pour la détection de bancs.
PRIVATISATION DE LA PÊCHE ET SOUVERAINETÉ ALIMENTAIRE
Actuellement, 65% des captures de la pêche sont transformées en farine et huile de poisson ; matière première destinée à l’alimentation industrielle animale, à caractère intensif, de bovins, d’ovins, de porcs, de volailles, de saumons de culture et d’autres animaux. Le Chili a exporté 194000 tonnes de diverses espèces de poissons pélagiques (entre autres, chinchard, sardine, anchois, merlu à trois nageoires, maquereau), pour une valeur de 357 millions de dollars, générant un retour de devises étrangères de 205 millions de dollars.
Les volumes déraisonnables de poissons sauvages de haute qualité protéique, qui servent à la production industrielle de farine et d’huile de poisson, permettent l’existence et l’expansion des monocultures d’élevage industriel inefficaces, tournées vers les marchés urbains internationaux. C’est le cas de la méga-industrie du saumon. Celle-ci nécessite plusieurs tonnes de poissons sauvages sous la forme de farine de poisson, pour produire une tonne de saumon de culture, destinée, dans sa quasi-totalité (98%), à l’exportation vers les marchés internationaux, principalement les États-Unis, le Japon, le Brésil, la Chine et la Russie.
35% des captures de la pêche totale sont destinés à la consommation humaine directe, sous forme de produits congelés, réfrigérés, fumés et en conserve, majoritairement exportés. Seuls 3% des captures totales au Chili sont destinés au marché intérieur. D’où la faible consommation de poissons par la population chilienne (17 millions d’habitants). Seuls 7% des protéines consommées proviennent du poisson, avec une consommation moyenne de 6,9 kg par tête et par an. Cette consommation, similaire à celle de l’Afrique, est très en-dessous de la moyenne mondiale (19,7 kg), et du minimum recommandé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui est de 12 kg par tête et par an (FAO, 2016). Il est ironique que le Japon – deuxième marché pour les exportations de la pêche chilienne – présente une consommation moyenne supérieure, avec 60 kg par habitant et par an !
En raison du contrôle monopolistique exercé par le « cartel industriel », le peuple chilien doit payer un prix élevé pour consommer du poisson, interdisant de la sorte l’accès à une source de protéine animale, minérale et d’acides gras, essentiels et de très grande qualité. Par exemple, le prix du chinchard pour la consommation humaine est d’approximativement 4 dollars au kg, alors que, converti en matière première pour l’élaboration de farine de poisson, au profit de l’industrie, son prix descend à 0,20 dollar. Cela met en évidence l’irrationalité environnementale et l’iniquité sociale de ce modèle de pêche, qui affectent les droits à l’alimentation et la santé publique. Ainsi, cette protéine animale marine de haute qualité nutritive est principalement transformée en matière première, avec peu de valeur ajoutée, pour produire des viandes à faible valeur nutritionnelle, avec des taux de conversion, dans certains cas, de 10/1, et dont la consommation massive est liée à des pathologies chroniques, telles que l’obésité, le diabète et diverses cardiopathies.
La situation actuelle se caractérise donc par un accès plus difficile, de moins bonne qualité et à des prix élevés des productions de la pêche pour la consommation interne, alors même que 49% de la population chilienne présente un surpoids et de l’obésité, au point que le Chili se classe sixième au niveau mondial, et premier en Amérique latine, pour ce qui est de l’obésité infantile (OMS, 2016). C’est là, la conséquence de l’adoption du modèle de consommation nord-américain – consommation riche en glucides, en sucres et en sel, qui se marie à un style de vie sédentaire –, et un facteur de prédisposition aux maladies chroniques, métaboliques et cardiovasculaires, ayant de graves conséquences pour la qualité de vie de la population, ainsi que pour l’économie du pays.
Si, à l’avenir, la population chilienne décidait de mettre en œuvre une politique de pêche et d’aquaculture comme axe d’une stratégie d’alimentation saine, massive, à bas prix et de haute qualité biologique pour la population, elle affronterait une situation de privatisation et de surexploitation des poissons, vendus à un prix élevé. De même, si l’État décidait de récupérer la propriété sur les poissons, sans modifier l’actuelle Constitution – instaurée par la dictature militaire et que les gouvernements postérieurs n’ont que partiellement modifiée –, il se verrait obliger d’indemniser ceux qui s’approprient de manière frauduleuse, gratuite et à perpétuité le patrimoine de la pêche de la nation.
LA RÉSISTANCE POPULAIRE
Suite à la promulgation de la loi 20.657, une campagne citoyenne pour son annulation a été lancée. La loi est communément appelée loi « Angelini-Longueira », des noms du clan de pêche qui a le plus bénéficié de cette législation et de celui de l’ex-ministre de l’économie et ex-sénateur d’extrême-droite, Pablo Longueira, son principal promoteur au congrès national, coupable de corruption pour avoir reçu 1,2 million de dollars (Ciper, 2016).
Cette campagne est dirigée par une grande coalition de mouvements sociaux régionaux, de secteurs de la pêche artisanale, de citoyens organisés, d’étudiants et de peuples autochtones. Ensemble, ils ont réalisé une série de journées de protestations publiques dans huit régions ainsi que dans la capitale du pays, ayant réunis 300000 signatures de soutien. Avec l’appui de dix députés, la campagne a soutenu, en janvier 2016, un projet de loi devant le congrès pour annuler la loi « Angelini-Longueira », en raison des graves manquements à la probité parlementaire. Ce projet, inédit dans l’histoire législative du Chili, est actuellement analysé par la Commission de constitutionnalité de la chambre des députés.
En parallèle, la coalition des organisations citoyennes a développé une grande campagne d’information publique et d’articulation avec d’autres mouvements sociaux, qui luttent contre le modèle politique et économique néolibéral. L’enquête Cadem, effectuée au niveau national en janvier 2016, a montré que 93% de la population chilienne considère que, du fait de la corruption qui a caractérisé la genèse et la négociation parlementaire de l’actuelle loi, il est nécessaire de la remplacer par une nouvelle loi sur la pêche (Acqua, 2016).
Le Ministère public a déjà accusé la grande entreprise de pêche Corpesca S.A., propriété de la famille Angelini, de délits de corruption, de fraude envers l’État et de financement illégal de la politique. De plus, seize autres sociétés de pêche, ainsi que deux transnationales et quatre regroupements d’entrepreneurs de pêche font l’objet d’une enquête. Il en va de même pour l’ex-ministre de l’économie, Pablo Longueira, qui, avec un autre sénateur, est sous le coup d’une réclusion nocturne (obligation de passer les nuits en prison). Par ailleurs, quatorze autres parlementaires sont devant les tribunaux.
Les organisations citoyennes et les mouvements sociaux savent qu’avec la Constitution antidémocratique et le système politico-judiciaire hérités de la dictature, il ne sera pas possible d’annuler cette loi, étant donné les mécanismes de contrôle existants, tels que la nécessité d’obtenir un quorum très élevé au parlement et l’existence du Tribunal constitutionnel – entité contrôlée par les secteurs les plus conservateurs –, disposant d’un droit de veto sur les décisions parlementaires.
Une longue lutte contre l’abus et la corruption de la caste politique, bureaucratique et entrepreneuriale, s’annonce pour la Coordination sociale pour la défense de la mer. Cette lutte suppose la création d’un nouveau rapport de forces et la capacité d’un contrôle territorial, en alliance avec les divers mouvements sociaux. Si les espaces d’expression et de participation demeurent bouchés pour s’opposer à cette loi viciée et à la privatisation abusive de la mer, il ne restera plus aux citoyens et aux mouvements sociaux que la voie de l’objection de conscience et de la désobéissance civile.