Des palourdes, beaucoup d’oursins et un peu de pieuvres… Les pêcheurs déchargent leurs prises du jour sur le quai, en cette fin de matinée de septembre, alors que s’achève l’hiver austral.
Avec ses quelque 200 embarcations, le port de pêche de Quellón est le plus important de l’île de Chiloé, porte d’entrée de la Patagonie chilienne ; « 90 % des palourdes mangées au Chili viennent d’ici », lance fièrement à La Presse Marcos Salas, président du syndicat no 1 des pêcheurs et plongeurs de la ville.
À quelques encablures du quai mouillent les bateaux beaucoup plus gros de l’industrie du saumon, omniprésente sur l’île, que les pêcheurs ne portent pas dans leur cœur.
Car les salmoneras, comme on appelle ici les élevages de saumons en filets ouverts dans la mer, détruisent les écosystèmes marins, déplorent pêcheurs, écologistes et autorités gouvernementales.
« La pollution des fonds marins a eu des conséquences directes sur notre activité, il n’y a pas de débat sur le sujet », tranche Marcos Salas, évoquant l’accumulation de déjections et de nourriture sous les « fermes » flottantes où sont engraissés les saumons par milliers.
Or, ce sont sur ces mêmes fonds marins que vivent les fruits de mer qui sont le gagne-pain des pêcheurs locaux.
Il y a des endroits sous les salmoneras où il y a un mètre de pollution.
Marcos Salas, président du syndicat no 1 des pêcheurs et plongeurs de Quellón
Ces accumulations de sédiments étouffent la vie marine en la privant d’oxygène, explique l’océanographe et biologiste marin Tarsicio Antezana, retraité de l’Université du Chili et ancien professeur à l’Université de Californie de San Diego, qui préside aujourd’hui l’Association pour la défense de l’environnement de la culture de Chiloé.
« Ça se produit sous chaque installation », dit-il, expliquant que les courants marins ne sont pas assez forts pour disperser ces sédiments, comme c’est le cas en Norvège, premier producteur mondial de saumon, devant le Chili, qui est deuxième.
Le Chili est d’ailleurs l’un des plus importants fournisseurs du Canada. Les importations canadiennes de saumon chilien ont été multipliées par 22 dans les deux dernières décennies, et le saumon demeure le produit de la mer le plus consommé par les Québécois, montrent les données de Statistique Canada.
L’industrie chilienne du saumon fait aussi grand usage d’antibiotiques et de pesticides chimiques, beaucoup plus que dans les autres pays producteurs de saumon, souligne Tarsicio Antezana.
Ces produits servent à contrer les maladies et les parasites qui ravagent les élevages, comme le pou du saumon.
« Dans des filets aussi bondés, quand un poisson est contaminé, il infecte rapidement les autres », explique le scientifique.
Ils utilisent les mêmes pesticides qu’en agriculture pour lutter contre les insectes, mais dans l’océan. C’est très efficace contre le pou du saumon, mais on ignore complètement les répercussions sur le plancton, le krill, les larves de crustacés. À mon avis, il doit y avoir des effets importants.
Tarsicio Antezana, océanographe et biologiste marin
L’an dernier, l’industrie du saumon a utilisé 463,4 tonnes d’antibiotiques pour produire 985 958 tonnes de poisson, soit un taux de 470 grammes par tonne (g/t), montrent les données du Service national de la pêche et de l’aquaculture du Chili.
C’est 2700 fois plus que la Norvège et son 0,17 g/t (2020), et bien davantage que les 10,9 g/t d’Écosse (2019) et les 53 g/t de la Colombie-Britannique (2020), montre une compilation effectuée par le programme Seafood Watch du Monterey Bay Aquarium de Californie, un organisme à but non lucratif de référence.
Des bactéries résistantes aux antibiotiques utilisés dans la salmoniculture et des gènes de résistance à ces antibiotiques ont été observés dans les sédiments d’environnements côtiers chiliens et dans le microbiote intestinal d’oiseaux marins migrateurs, a révélé une étude de l’Université australe du Chili publiée en 2021.
C’est notamment par ces oiseaux que « la résistance aux antibiotiques est exportée de Chiloé au Canada », souligne M. Antezana.
Deuxième industrie en importance du Chili après celle du cuivre, le saumon n’est pourtant pas présent naturellement dans ses eaux.
C’est ce qui explique notamment pourquoi des espèces comme le saumon atlantique sont produites dans… le Pacifique.
Quand les filets se brisent et que les saumons s’échappent, ils rivalisent avec les espèces de poissons indigènes pour la nourriture, ou les mangent carrément.
« Les saumons qui s’échappent éliminent tous les poissons que nous pêchons », déplore Marcos Salas, du syndicat des pêcheurs de Quellón.
Un lion de mer barbote dans l’eau, tout près du quai, s’attirant un regard hargneux du syndicaliste.
Ces otaries sont « une maladie pour les pêcheurs », dit-il, non seulement parce qu’elles dévorent elles aussi les bancs de poissons et de fruits de mer qu’ils pêchent, mais aussi parce qu’elles sont parfois responsables des évasions de saumons, en brisant les filets pour s’en sustenter.
Quelque 500 000 poissons se sont évadés des élevages chiliens chaque année, en moyenne, au cours de la dernière décennie – à titre de comparaison, aucune évasion n’a été répertoriée depuis 2015 en Colombie-Britannique.
« Chaque fois que vous introduisez une nouvelle espèce dans un nouvel environnement, vous pouvez vous attendre à un gros bouleversement de l’écosystème », ajoute le professeur Tarsicio Antezana.
Pis encore, des centaines de salmoneras sont installées dans des zones protégées, où l’aquaculture est désormais interdite ; elles y sont tolérées parce qu’elles y étaient déjà établies avant l’interdiction.
Le Chili est un « État faible » dont profitent les multinationales de l’industrie du saumon, déplorent pêcheurs et écologistes.
« C’est une république saumonière », lance Juan Carlos Cárdenas, vétérinaire spécialiste des mammifères marins de l’Université du Chili et membre de l’organisation non gouvernementale Ecocéanos, faisant référence à l’expression « république bananière ».
« C’est le paradis du modèle néolibéral », dit-il à La Presse, qu’il reçoit dans son modeste appartement de la capitale, Santiago, évoquant le faible niveau de taxation et d’imposition des entreprises, les mauvaises conditions de travail et l’ouverture aux investissements étrangers.
L’industrie du saumon est l’héritière de la dictature [d’Augusto Pinochet].
Juan Carlos Cárdenas, d’Ecocéanos
À cela s’ajoutent les maigres moyens dont les autorités disposent pour contrôler cette industrie milliardaire (voir autre texte), déplore-t-il, regrettant que « les multinationales [fassent] au Chili ce qu’elles n’ont pas le droit de faire dans leur pays ».
La Presse a contacté les principales entreprises productrices de saumons présentes dans la région des Lacs du Chili ; aucune n’a donné suite à nos demandes de visite et d’entrevue. Salmón Chile, une association représentant plus d’une quarantaine d’entreprises liées à l’industrie du saumon au Chili, n’a pas non plus voulu accorder d’entrevue. « Malheureusement, j’ai d’autres activités à l’horaire », a déclaré son représentant pour l’île de Chiloé, Pablo Moraga. Seul le Conseil du saumon du Chili, une petite organisation fondée en 2020 et représentant cinq entreprises productrices de saumon, a accepté de répondre aux questions de La Presse.
Part du Chili dans la production mondiale de saumon d’élevage. Le Chili est le 2e producteur derrière la Norvège (données de 2019).
Source : Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture
Des entreprises qui dépassent les limites de production qui leur sont imposées et qui produisent en dehors des emplacements autorisés sont très présentes dans les zones protégées et gèrent mal la mortalité de leurs poissons et leurs évasions.
Ce constat sévère n’est pas celui de groupes écologistes ; c’est celui de la surintendance de l’Environnement du Chili, l’organe d’application de la loi du ministère de l’Environnement.
« Les entreprises qui ne respectent pas [la réglementation], je les qualifierais d’irresponsables », résume Emanuel Ibarra, surintendant national de l’Environnement, qui reçoit La Presse dans son bureau de la capitale, Santiago.
La réglementation chilienne répond pourtant aux normes de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), explique M. Ibarra.
Le problème, c’est que certaines entreprises « y répondent de manière minimale », constate-t-il.
Quand elles y répondent.
La surintendance de l’Environnement a commencé à serrer la vis à l’industrie depuis l’an dernier ; les inspections ont été multipliées par 30.
La multinationale Nova Austral, qui appartient à des intérêts norvégiens, s’est vu retirer en juillet dernier les permis d’exploitation de trois de ses installations pour des infractions graves concernant des dommages à l’environnement, sa présence dans des zones protégées et sa surproduction.
« C’est un signal très fort, ça n’avait jamais été fait », indique M. Ibarra.
Quand la sanction est tombée, beaucoup d’entreprises se sont tournées vers nous pour se régulariser.
Emanuel Ibarra, surintendant de l’Environnement du Chili
Les fonds marins situés sous les exploitations en question sont « morts », déplore le surintendant, estimant que la régénération prendra « au-delà d’une vie humaine ».
L’État chilien manque de moyens pour contrôler l’industrie salmonicole, estime Emanuel Ibarra.
Seules 10 personnes se partagent la tâche de contrôler les quelque 1200 salmoneras éparpillées sur des dizaines de milliers de kilomètres carrés, parfois établies dans des fjords isolés, accessibles en une à trois journées de bateau.
Et les inspecteurs doivent en général s’y faire conduire par les entreprises elles-mêmes, ce qui les prive évidemment de tout effet de surprise.
Il faudrait doubler les moyens humains et financiers pour contrôler l’industrie salmonicole, affirme une étude réalisée pour le gouvernement chilien par la firme PricewaterhouseCoopers.
L’État développe des stratégies, en utilisant la surveillance par satellite et en rendant obligatoire la divulgation de données, qu’il peut ensuite croiser.
Il a aussi augmenté le montant des amendes, qui se limitaient à l’équivalent de 40 000 dollars canadiens par infraction, à une somme pouvant maintenant atteindre près de 12 millions de dollars.
Mais la surproduction demeure difficile à contrôler, illustre Emanuel Ibarra.
« Il suffit d’alimenter les poissons davantage et de les laisser plus longtemps dans les filets », dit-il.
Les propos du surintendant de l’Environnement « sont très étranges », affirme Monica Cortes, responsable des affaires juridiques du Conseil du saumon du Chili, l’unique représentante de l’industrie qui a accepté de répondre aux questions de La Presse.
Elle fait valoir que 80,2 % des inspections de sites de production de saumon n’ont mené à aucune sanction au cours des 10 dernières années, d’après les données du Système national d’information sur le contrôle environnemental du Chili.
« Ces chiffres sont de très bons chiffres », estime-t-elle.
En Colombie-Britannique, durant la même période, ce taux était de 99,1 %.
« Bien sûr, les entreprises doivent faire des efforts, nous souhaiterions qu’il n’y ait aucun problème, mais travailler avec des animaux n’est pas facile », dit Mme Cortes.
Le Conseil du saumon nie par ailleurs que l’industrie détruit les écosystèmes marins et estime que ce sont « des groupes d’intérêts, des ONG, qui ne sont pour la plupart pas chiliens », qui lui font mauvaise presse.
L’industrie est cependant bien consciente que les consommateurs n’apprécient pas l’utilisation d’antibiotiques, même si elle assure qu’il n’en reste pas de trace dans la chair du poisson, et « travaille à les réduire ».
« Nous avons des bactéries qui ne sont pas présentes dans l’hémisphère Nord », se défend Mme Cortes, qui précise que les antibiotiques sont maintenant administrés dans des microrations de nourriture.
« Donc tout est mangé [par les poissons], dit-elle, il n’y a pratiquement rien qui tombe au fond de l’eau. »
Contrôles d’élevages de saumons effectués en 2021, contre 42 l’année précédente
Source : Surintendance de l’Environnement du Chili
Le saumon du Chili abonde dans les commerces canadiens, même si le Canada est lui-même un important producteur de ce poisson. Tour d’horizon en chiffres.
Le Chili est le deuxième fournisseur étranger de saumon du marché canadien, avec 15 805 tonnes en 2020, derrière les États-Unis et leurs 35 474 tonnes.
Les importations canadiennes de saumon du Chili se sont multipliées par près de 22 au cours des deux dernières décennies, pendant que celles des États-Unis, premier fournisseur de saumon au Canada, doublaient.
Les Canadiens mangent aussi du saumon canadien, mais la majeure partie de la production canadienne est exportée. Les États-Unis accaparent la quasi-totalité de nos exportations.
Le Canada est le quatrième producteur de saumon de la planète, mais sa production ne représente que 4 % du marché mondial. Celle du Chili compte pour près du tiers de la production globale.
Ce reportage a été réalisé avec le soutien financier du Fonds québécois en journalisme international.
Une version précédente de ce texte avait une partie titrée « une industrie irresponsable », mais elle traduisait mal les propos du surintendant de l’Environnement qui qualifiait ainsi uniquement les entreprises qui ne respectent pas la réglementation.